Google au secours des médias ?, avec Ludovic Blecher
Le dernier invité de la deuxième saison d’A Parte est Ludovic Blecher, le responsable de Google News Initiative Innovation (GNI), la structure mondiale créée il y a 3 ans au sein du géant du numérique pour favoriser la “collaboration et le soutien aux initiatives dans les médias”. Un poste d’observation particulièrement intéressant sur le monde de l’information.
Ludovic Blecher raconte comment, en pleine crise du covid 19, Google a lancé en quelques jours un fonds d’urgence d’aide aux médias qui a permis à plus de 5000 d’entre eux à travers le monde, surtout de petites structures locales, de recevoir quelques milliers d’euros pour faire face aux besoins matériels liés au confinement.
Cette opération s’inscrit dans une stratégie globale de Google depuis 2013 d’accompagnement de la transformation numérique des médias. La plateforme, décriée comme fossoyeuse des revenus des éditeurs mais devenue indispensable pour leur trafic, lance des appels à projets innovants, finance des études du Reuters Institute ou encore crée des produits utiles à la presse, comme Subscribe with Google, récemment adopté par Le Monde.
Dans son parcours l’amenant du site internet de Libération jusqu’à Google, en passant par une bourse d’étude à Harvard, Ludovic Blecher raconte sa passion pour le journalisme de qualité et son constat qu’à l’ère numérique il n’existe plus de recette magique. A chaque média d’inventer son modèle.
Pour aller plus loin
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L’essentiel de l’épisode
L’urgence face à la crise du Covid
[00:07:45] C'est une lame de fond qui vient toucher, impacter absolument tout le monde. Et moi, ça fait des années, quasiment dix ans, que le cœur de mon métier, c'est de stimuler l'innovation, de pousser les médias à réfléchir, mettre en place des habitudes nouvelles, à tester des choses, à travailler aussi sur leur culture, sur des logiques d'accompagnement du changement, sur les nouveaux modes de production, des nouveaux modes de distribution. Et finalement, là , il n’était plus tellement question d'innovation dans les discussions que j'avais, ou en tout cas plus question de pousser à innover puisque l'innovation et l'adaptation étaient forcées du jour au lendemain. Il fallait réinventer des méthodes de travail. Il fallait inventer immédiatement, mettre en place du jour au lendemain d'autres méthodes de distribution, etc.
[00:08:49] En revanche, lĂ oĂą s'est vraiment focalisĂ©e la conversation, ça a Ă©tĂ© de dire : le choc est tel que l'on n'est pas sĂ»r d'avoir le minimum pour pouvoir continuer Ă faire le boulot minimum. Comment on paie nos journalistes? Comment on fait pour s'Ă©quiper, pour travailler Ă la maison? Comment on fait pour s'adapter et assurer le besoin d'information dans cette pĂ©riode si particulière, alors mĂŞme que les gens ont plus que jamais besoin d'ĂŞtre informĂ©s?Â
[00:17:18] On a reçu tout de suite, dès le premier jour, un nombre extrêmement conséquent de projets. Alors, je vous donne le chiffre, évidemment. On a reçu au final plus de 12 000 projets de 140 pays éligibles. Donc, c'est absolument énorme, gigantesque. Et 90% de ces projets venaient de salles de rédaction, d'entités, d'organisation médias, de moins de 26 journalistes. Il y en avait des beaucoup plus grosses, évidemment, mais ça dit à quel point il y avait cet impact, à quel point la crise touchait tout le monde et était dure, brutale, violente.
[00:19:54] Le nombre de médias aidés, c'est plus de 5300 médias et qui ont reçu ou sont en train de recevoir un soutien entre 5 000 dollars et 30.000 US dollars.
[00:24:59] Cet d'amortisseur a permis de mieux mettre en place toute cette mécanique indispensable pour se mettre en ordre de bataille et essayer de s'adapter à cette nouvelle réalité.
Créer une “collaboration” entre Google et les médias
[00:29:42] Moi je crois à la collaboration entre différents acteurs qui font partie d'un écosystème. Il est évident qu'on fait partie d'un écosystème. Aujourd'hui, nous Google - j'ai plus de difficulté à mettre dans un même sac toutes les plateformes parce que je crois que chacun a des différences - Google est évidemment a un modèle d’apport d'audience, de trafic, de partage de revenus.
[00:30:15] Il faut quand même avoir, là aussi, quelques chiffres intéressants en tête. En Europe, plus de 8 milliards de fois, des gens cliquent sur des contenus news depuis Google. Il y a plus de 3000 de clics par seconde et de visiteurs qui sont apportés à des sites médias. En 2018, plus de 14 milliards ont été partagés à travers le monde à travers du partage de revenus publicitaires à des éditeurs.
[00:32:39] La façon dont ont Ă©tĂ© pensĂ©es ces appels Ă projets, ont permis, ont vu passer lĂ , certainement parmi, si ce n'est les principales, innovations de ces dernières annĂ©es dans les mĂ©dias français.Â
Tous les grands modèles, les changement de modèle, modèle d'abonnement, mise en place de zones premium, travail sur la relation avec les lecteurs, des nouveaux produits éditoriaux, je pense à la Matinale du Monde mais on pourrait vraiment en mentionner beaucoup, certains extrêmement réussis, d'autres qui ont permis d'apprendre des choses même si ça n'a pas été une innovation qui a permis nécessairement de générer des revenus. D'autres qui se sont vraiment installés dans le paysage. Tous ces projets sont passés par par ce fonds français, ont été financés par le fonds français, ensuite par le fonds européen.
[00:33:40] Ce qu'on voit très bien, c'est que cette collaboration, qui a ouvert un espace de discussion permanent entre les médias et Google, a permis d'avancer sur tout un tas de thématiques. Et donc de ce fonds français, de ces discussions, de cette émulation, est née une initiative, cette fois au niveau européen, qui est venue deux ans et demi ou trois ans après est venue prendre le relais, c’est qu'on a appelé le DNI, le Digital News Initiative.
[00:34:14] Cette fois, on a été plus loin. On s'est pas contenté de faire un fonds qui stimule l'innovation dans les médias dont j'ai pris la charge. Mais on a aussi ajouté deux autres piliers, autour de la formation et de la recherche, avec des rapports sur le numérique, des études super approfondies, vraiment passionnantes, qui sont faits chaque année en partenariat avec le Reuters Institute. J’incite tout le monde à aller voir, c'est certainement l'une des sources les plus les plus profondes, les plus travaillées sur l'état de la mutation, de la transformation des médias à l'heure du numérique, partout dans le monde.
[00:35:18] Et puis, une dimension plus “produit” avec des produits comme AMP, qui a permis un nouveau standard open source pour multiplier et accélérer énormément l'affichage de l’information des articles sur les mobiles, intégrant là aussi des logiques d'abonnement, des nouveaux produits qui sont venus un peu plus tard, comme Subscribe with Google, qui est maintenant mis en place par différents acteurs. Le Monde l'a récemment mis en place, ainsi que beaucoup d'autres acteurs partout ailleurs en Europe et dans le monde.
Une carrière dans la transformation digitale de l’info
[00:42:58] J'étais rédacteur en chef et directeur numérique à Libération. Et finalement, j'étais un journaliste qui était devenu un amoureux de la fabrication de nos produits. J'ai toujours estimé que le digital, c'était finalement une chance, une opportunité. Et en tant que journaliste, c'était tellement rare de voir des nouveaux médium se créer, qu’il fallait le prendre tel quel en inventant des nouvelles écritures, en inventant une nouvelle relation avec le lecteur, et que tout ça, c'était génial.
Et donc, j'ai été d'abord journaliste, reporter. C'était ma passion. Et puis, très vite, je me suis dit : moi, j'aime aussi créer des médias, ou à l'intérieur des médias, créer ce qu'on appelle, ce qui était à l'époque un gros mot à Libération, des produits, avec un marketing pour installer ce produit et attirer de nouveaux lecteurs. J'ai été confronté un peu à cette logique où on vit un peu en silos, où j'avais le sentiment que les journalistes me regardaient parfois avec des gros yeux en disant : mais pourquoi tu t'intéresses aux abonnés, au montant de l'abonnement, au prix à payer, voire à la publicité ou bien à la communication et au marketing. Cela ne doit pas être dans ton champ.
[00:49:00] Je crois qu’un des Ă©lĂ©ments du numĂ©rique, c'est qu'il n’y a plus de “silver bullet”, comme disent les AmĂ©ricains, c’est-Ă -dire de recette miracle, de recette magique. Chacun doit construire sa petite recette. Il faut s'inspirer des autres. On peut emprunter les ingrĂ©dients de ce qui se fait partout ailleurs, mais Ă un moment, il faut construire avec son identitĂ©, son journalisme, sa rĂ©alitĂ© et surtout ses audiences.Â
[00:52:15] Si on fait du journalisme, il est évident que le point de départ est l'éditorial. Mais le rapport aux outils et à la techno va être différent si on est dans un modèle 100% abonnement, si on a un modèle d'un taux de conversion avec un modèle très mixte, où avoir besoin de beaucoup d'audience et beaucoup de reach est aussi important que de monter son taux d'abonnement, ou bien si l'on est sur un modèle purement gratuit ou là , ce qui est important, c'est de générer un maximum d'audience.
[00:52:58] Je crois que réellement, la reconstitution des liens avec les lecteurs, part de là , c'est le plus fondamental. Quelle est sa promesse éditoriale? Comme on est capable de la tenir, comme on est capable de faire des choix, comment on est capable de produire un journalisme d'extrême qualité aujourd'hui. Et ça, les gens sont prêts à le payer. Ensuite, la techno va être utilisée, cette fois dans un second temps, pour des logiques de réduction par exemple du churn, de réduction de l'attrition, comment on maintient ses abonnés. Comment on se rappelle à ses abonnés? Comment on fait en sorte que quelqu'un qui s'est abonné avant tout pour soutenir la qualité soit aussi au courant de ce qui est produit à travers des newsletters, des rappels, des alertes, des choses qui sont poussées pour s'assurer qu'il consomme et qui profite de la qualité et que cela lui donne envie de se réabonner ou d’être un ambassadeur de la marque média.
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CrĂ©ditsÂ
Interviews : SĂ©bastien Bailly, Elise Colette, Philippe Couve, Jean-Baptiste Diebold, Marianne Rigaux
Idée originale : Elise Colette etJean-Baptiste Diebold
Réalisation sonore : Raphaël Bellon
Design graphique :Benjamin Laible
Communication : Laurie Lejeune
Générique et habillage sonore :Boris Laible
Intégration web : Florent Jonville
Production : Ginkio et Samsa.fr